janvier 2020 # spectacle transversal
Nietzsche musicien avant d’être philosophe
« A-t-on remarqué à quel point la musique rend l’esprit libre ? Donne des ailes aux pensées ? Que, plus on devient musicien, plus on devient philosophe ? »
Cette déclaration de Nietzsche, extraite du livre Le cas Wagner, fut constatée à travers le prisme de sa propre sa vie. Lorsque l’on prête attention aux détails de la courte existence du philosophe, il est évident de constater que la musique a structuré sa réflexion philosophique, elle l’a « fait » en tant que philosophe.
Emission de France Musique – 26 mai 2016
Extrait de l’article de Juliette Masselis – retrouver l’article complet ici
Quelques questions à Anne Vernet-Tresillard, enseignante de piano au Conservatoire et investigatrice du projet:
Quel est le point de départ de ce projet ?
C’est à la suite de lectures, que j’ai pris connaissance de la vie de F. Nietzsche et en particulier de son aspiration profonde à devenir un grand musicien.
– Désirs, espoirs … puis désespoir d’y parvenir –
Il voulait appartenir à ce cercle fermé de ceux qui ont « le génie », les compositeurs reconnus en tant que tels. Parmi eux, il y a ses contemporains en même temps que ceux qu’il affectionne tout particulièrement, ceux qui l’ont directement influencé dans ses propres compositions ; ainsi : Bach, Haendel, Haydn, Mozart, Beethoven, Schumann, Chopin, Bizet sans oublier celui avec qui il entretint une relation toute particulière, R. Wagner (d’abord disciple dévoué… avant de le détester au plus haut point).
« La musique me donne à présent des sensations comme jamais je n’en ai ressenties. Elle me libère de moi-même, elle me détache de moi-même comme si je me regardais, je me sentais de très loin ; elle me fortifie en même temps, et toujours après une soirée musicale (…) ma matinée abonde en jugements fermes et en idées. C’est très curieux. C’est comme si je m’étais baigné dans un élément plus naturel. La vie sans musique n’est qu’une erreur, une besogne éreintante, un exil.» Possible de le surligner ou de lui donner une couleur ?
Lettre n° 241 (15 janvier 1888) de F. Nietzsche à Peter Gast
Ce spectacle musical, théâtral et chorégraphique regroupe 35 étudiants issus des classes du Conservatoire : piano (A. Vernet-Trésillard), théâtre (Marie Llano), chant (Aniella Zins), violoncelle (Sophie Paul-Magnien), danse classique (Sylvie Remlinger) et danse contemporaine (Benjamin Houal).
J’ai également invité Laurent Devèze, directeur de l’ISBA (Institut Supérieur des Beaux-Arts) de Besançon à intervenir dans cet événement, en tant que comédien, philosophe et critique.
Vous nous proposez donc un nouvel éclairage sur la personnalité de Nietzsche ?
Oui, ces différents modes d’expression que sont la voix, le son, le corps se rencontrent ici pour raconter la facette peu connue de ce philosophe reconnu qui a pourtant imaginé, toute sa vie, une carrière de compositeur.
D’une même voix, à la fois singulière et plurielle, instrumentistes, comédiens, chanteurs et danseurs vous offrent à découvrir Nietzsche le musicien : le pianiste et compositeur, le musicien-penseur, l’artiste à travers les relations qu’il a entretenues avec les musiciens de son temps.
Le piano, son instrument de prédilection, est présent tout au long du spectacle. Il est écouté dans une relation inextricable qui le lie au texte par de nombreux extraits de lettres et d’ouvrages lus.
Il nous est ainsi livré le fruit de la pensée du philosophe sur les musiciens, la musique, l’art… Nietzsche se confie à nous, il exprime ses affects, ses certitudes mais aussi ses doutes…
Deux élèves pianistes, tour à tour ou ensemble, jouent le répertoire des compositeurs qu’il aimait jouer (en particulier, Bach, Mozart, Beethoven, Chopin, Schumann, Bizet, Wagner …) mais aussi des pièces tirées de son propre catalogue de composition. Le programme comprend des pièces écrites pour piano solo, piano à 4 mains, en sonate avec violoncelle, pour chœur mixte et piano, chœur de femmes et violoncelle, chœur d’hommes a capella. Quatre jeunes danseurs viennent, sur ce répertoire, corroborer en synergie à l’expression de ce monde sensible avec justesse.
Nietzsche –pianiste
Nietzsche et le piano
Sa pratique du piano, son dévouement pour cet instrument se trouve être au cœur même de sa construction personnelle par l’influence directe que cela a eu sur l’expression de ses goûts, de ses émotions, de son imaginaire …
Cet apprentissage fut une expérience corporelle par laquelle il s’est nourri, développé. Lorsqu’il donne son avis sur ce que doit être le rôle de chaque main au piano, il engage toute une conception de la musique et de la relation de la parole à la culture qui le soutient.
Nietzsche commence l’étude du piano vers 9 ans. Il est un élève doué, passionné d’abord par Bach, Haendel, Haydn, Mozart, Beethoven. Sa pratique pianistique aura toujours été associée à une intimité partagée, d’abord au sein du cercle familial avec sa mère et sa sœur, puis avec ses amis mélomanes. Son jeu, comme ses compositions, sont proposés comme des dialogues propres à dessiner des constellations d’amitiés. Jouer à deux, jouer devant ou pour l’autre, s’entendre plus que se comprendre…
Un ami, Gersdoff, se souvient de ses improvisations du soir au collège dans la salle de musique. Il impose alors à ses auditeurs tout un univers intérieur, un monde de sons et de valeurs, d’images et d’affects. D’après Lou Salomé et quelques témoignages, son jeu est puissant et virevoltant, ample et polyphonique, il cherche à faire résonner l’instrument. Sa pratique pianistique mêle l’improvisation et la composition. Il ne joue pas seulement les compositeurs, mais il joue avec eux. Lorsqu’il raconte ses moments d’intense solitude, il décrit les pianos qu’il a loués, leurs touches d’ivoire et leur bois acajou. Il se construit un monde familier par la seule présence de l’instrument et des compositeurs qu’il interprète.
Lors des onze dernières années de sa vie, interné au sein d’une clinique psychiatrique à Iéna, et malgré l’incohérence et l’aphasie (dûes à la fin progressive de toute activité cérébrale), il continue à pratiquer son piano durant deux heures tous les jours. Il a alors abandonné aux autres le dialogue des mots et ne conserve pour lui que le langage de la musique…
Nietzsche-compositeur
Nietzsche et les compositeurs
Nietzsche a composé 70 œuvres environ : diverses formes pour piano à 2 et à 4 mains, à 2 pianos, des lieder, chorals, symphonies … mais nombre d’entre-elles sont restées inachevées, témoignant de projets multiples.
L’abondante correspondance évoque fréquemment les morceaux qu’il travaille au piano, les siens autant que ceux de ses compositeurs d’élection : Bach, Haendel, Haydn, Mozart, Beethoven, Schumann, Chopin. Il dialogue avec eux. Il se sent appartenir à leur monde.
De Schumann, il se sent d’abord très proche jusqu’au moment où il s’en écarte car il finit par l’associer à la dépression, à la folie qui l’affecteront lui aussi …. De Chopin, il s’imagine en frère jusqu’à s’inventer pour lui-même des origines polonaises. Une fidélité sans failles. Cette référence est non seulement l’objet d’une identification culturelle mais aussi le matériau sonore qui l’inspire (il affirme la singularité absolue du chant). Avec Wagner, il aura vécu une relation tumultueuse, d’abord d’admiration puis de détestation. La musique de Wagner aura influencé ses compositions par la mise en valeur notamment des résonances et des modulations harmoniques sur toute l’amplitude du piano. Enfin, il aura trouvé en Bizet, l’antidote à Wagner :
« Hourrah ! Ami ! Ai eu de nouveau la révélation d’une belle œuvre, un opéra de Georges Bizet (…) : Carmen. Cela s’écoutait comme une nouvelle de Mérimée, spirituelle, forte, émouvante par endroits. Un talent (…) nullement désorienté par Wagner (…) »
Correspondance avec P. Gast, 1881
très brève biographie de Laurent Devèze
directeur de l’ISBA besançon
Laurent Devèze est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure en Philosophie et diplômé du troisième cycle de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris (Sciences Po.)
Enseignant dans ces deux institutions il a ensuite entamé une carrière de diplomate culturel qui l’a conduit en Roumanie, Pologne, Afrique du Sud Californie et Suède.
Il a été également Directeur Adjoint au Ministère de la Culture et de la Communication en charge du développement et de l’aménagement culturel du territoire.
Laurent Devèze est aussi commissaire d’exposition et critique d’art, membre de l’AICA, il a écrit de nombreux articles essais et catalogues et dirige actuellement l’Institut Supérieur des Beaux-Arts à Besançon.